Les Curieuses Lumières du professeur Caritat Comédie philosophique
« On aurait tort […] de ne voir dans Les Curieuses Lumières du professeur Caritat qu’un exercice littéraire brillant ou un exposé philosophique didactique. Steven Lukes nous conduit dans un monde où la politique et la morale se croisent sans cesse. En s’inspirant de faits réels, nombre d’éléments narratifs invitent du reste à ne pas prendre à la légère les aventures de son héros. La campagne de terreur organisée par la junte en Militarie, avec ses opposants jetés d’hélicoptères, fait écho à celles orchestrées par les dictatures chiliennes et argentines il y a quelques décennies. Le calcul de la valeur des personnes dans le système de soins de l’Utilitarie correspond effectivement aux modèles économiques utilisés par les agences internationales pour décider des meilleures interventions sanitaires dans les pays du Sud. Le multiculturalisme prôné en Communautarie s’accommode aisément de la domination masculine dans nombre de sociétés qui le pratiquent. Quant à l’exclusion des plus vulnérables par le système en Libertarie, elle en a eu de nombreuses illustrations avec la diffusion du néolibéralisme, notamment avec les évictions de leurs logements des familles paupérisées. À côté de ces dystopies, l’utopie révolutionnaire de Prolétarie n’est ironiquement que cela : un projet onirique, une illusion.
Il faut donc lire le livre comme une critique sociale, et peut-être même une méthode pour une critique sociale, car le déploiement des raisonnements et la description de leurs implications pratiques jusqu’à l’absurde deviennent des outils pour penser et pour agir. C’est le sens de la dernière scène où Nicholas Caritat est guidé par une chouette, celle de Minerve, qui déplore les effets délétères de toutes ces idéologies lorsqu’elles sont exclusives des autres : « Combien de vies humaines ont-elles été ruinées, massacrées au nom de tels idéaux ? » Le héros entre alors dans un bois où des jeunes hommes et des jeunes femmes, vivant dans les arbres, tentent de résister à la destruction de la forêt par des promoteurs immobiliers. Lorsqu’il en sort, il trouve sur un mur ces mots, message inverse de celui placé à l’entrée de l’enfer de Dante : « Accroche-toi à l’espoir, toi qui sors d’ici. » Peu avant, il s’était remémoré les dernières phrases de l’Esquisse de Condorcet écrites peu avant son probable suicide, son testament, en somme, dans lequel il réitère sa croyance résolue dans un avenir meilleur pour l’être humain, « un asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne peut le poursuivre », ajoute-t-il en référence à sa propre situation. L’humour et l’ironie, qui ont accompagné le voyage de Nicholas Caritat dans ces pays étranges, ont cédé la place à une forme poétique célébrant l’humanisme des Lumières. »
(Extrait de la Préface de Didier Fassin)